Oui monsieur, tu as parfaitement raison, moi non plus je n’ai pas choisi de me retrouver derrière la porte, cette même porte que tu es payé pour ouvrir et fermer à clé dix, vingt, cinquante fois par jour.
Non monsieur, moi non plus je n’ai pas choisi que tes collègues flics en civil m’attrapent dans la rue, pour me fourrer dans une première cellule, puis dans une seconde, puis m’incarcérer. Certes monsieur, la société est très laide, et personne ne semble l’avoir choisie, ni choisi de devoir y vivre dès la naissance. Personne ne semble avoir choisi, dépossédé de tout, de devoir mettre son corps au service d’autres hommes et femmes, d’institutions froides et autoritaires ou d’entreprises impersonnelles, pour faire leur sale besogne et les engraisser. Personne ne semble avoir choisi cette vie où il faut courir, jour après jour, à la recherche des quelques pauvres sous que nous promet le salaire du chagrin, qu’on fusse boulanger, ouvrier du bâtiment, ou maton comme toi. D’ailleurs, pauvre bougre, tu passeras très probablement plus de temps que moi dans cette chiourme, jusqu’aux 65 ans de ton éventuelle retraite, à raison de six ou huit heures quotidiennes. Comme c’est triste.
Parce qu’on ne choisit pas, n’est-ce pas? Travailler pour travailler, alors quelle sorte de travail, quelle importance? Que je travaille, que tu travailles pour le PDG de Peugeot, pour la Mairie de Paris, pour le Ministère de la Justice ou pour l’Éducation Nationale, quelle différence cela peut-il bien faire, puisque le salaire sera -à peu de choses près- le même, et que l’argent n’a pas d’odeur…
Ahh, la vie est dure, je ne te le fais pas dire, alors autant se mettre à l’abri et s’en tirer le moins mal possible, non? Tu as choisi d’être un rouage de la machine étatique à enfermer les hommes et les femmes que la société juge indésirables. Mais que dis-je! Non, bien sûr, c’est la société qui a choisi pour toi! Et d’ailleurs, me diras-tu, qu’est-ce que ça veut dire « machine étatique à enfermer? » Après tout, tu ne fais que ton métier, et avec humanité en plus: tu me diras « Bonne soirée monsieur » en refermant la porte dans mon dos après m’avoir poussé dans les dix mètres carrés de ma cellule. Tu me diras « Bon appétit monsieur » après avoir tenté de me faire avaler une bouffe infâme et remplie de calmants. Peut-être même me diras-tu « Désolé monsieur » après m’avoir tabassé pour indiscipline…Et ta collègue infirmière se pâmera du même sourire de mort en filant du Subutex à mon compagnon d’infortune. Elle aussi, elle aurait pu être ébéniste, ou cosmonaute, ou livreuse de pizzas, quelle différence, quelle importance?
La société est un vaste marécage aux eaux troubles, il est difficile d’y voir clair et de s’orienter. On semble s’échouer sur cet îlot comme on aurait pu atterrir sur celui-ci, poussé par le vent du destin et le courant de la fatalité, quand ce n’est pas par la marée des voies impénétrables du Seigneur, ou les « Lois de l’Histoire ».
Toi qui tiens les clés capables d’ouvrir une à une chaque cellule de la prison et d’en laisser sortir chaque prisonnier, tu irais presque jusqu’à me dire que je pourrais très bien être à ta place (et toi à la mienne?). Moi, toi, un autre, de toute façon, il y aura toujours des prisons, des matons et des prisonniers, n’est-ce pas?
Et bien tu te trompes, foutu garde-chiourme, valet de l’État. Moi je suis à ma place, et toi à la tienne. Entre toi et moi, il y a plus qu’un uniforme, des bottes et un trousseau de clés, il y a un choix. Je suis pour ma part révolté contre la société et j’ai choisi de la combattre. Peut-être trouves-tu la société mal faite, moche et injuste, qu’importe, tu as décidé d’être à son service, au service de l’autorité, au service de ce monde d’enfermement et de répression.
À l’heure où la peur changera de camp -et que cette heure vienne!- te diras-tu encore que tu n’as pas le choix ?
Mon garçon, tu n’es qu’un maton, tu vendrais ta mère pour le SMIC.