L’appel à des «projets urbains innovants destinés à dessiner le Paris de demain» vient de se clore. Ce sont un total de 22 projets architecturaux futuristes qui ont été sélectionnés. Les mots qui reviennent au fil des descriptions sont « écologie urbaine », « coworking », « culture »… Bien entendu, ce sont des projets dont le commun des mortels, qui ne fréquente pas les salles de danse, qui ne fait pas du coworking (reste encore à savoir ce que c’est), qui ne va pas dans des hôtels ou qui n’a simplement pas les moyens de louer un grand appartement avec un jardin sur son balcon, même si ça semble fort sympathique, ne pourra pas profiter.
Il y a un projet que nous retiendrons tout particulièrement, c’est celui de la « Serre habitée » au 57-59 rue Piat, en plein cœur de Belleville. Ce bâtiment « innovant » (structure en bois et serre sur le toit) sera habité par 24 étudiants en architecture chargés de fignoler eux-mêmes l’édifice dont ils auront accompagné la gestation. Bref, ce ne sont pas des pauvres qui seront logés au 57-59 rue Piat, mais de ceux qui collaborent à « réinventer » Paris, ou pour le dire avec nos mots, à embourgeoiser les quartiers qui ne le sont pas encore totalement, car non, on ne « réinvente » pas avec des pauvres, mais avec des architectes, des artistes, en somme, des riches dont le statut social permet une imagination débordante lorsqu’il s’agit de se construire son petit nid douillet.
Belleville, comme la plupart des autres quartiers pauvres de Paris, est sous le coup d’un phénomène d’embourgeoisement. Les sociologues appelleront cela « gentrification », eux qui sont exactement la gentry, ils connaissent bien leur sujet, vous pouvez leur faire confiance. Tout le monde ici peut observer ce phénomène au quotidien. Au fur et à mesure que s’installent de nouvelles populations plus solvables, votantes, dociles et aisées, au fur et à mesure que s’ouvrent de nouvelles galeries d’art immondes et égotistes, au fur et à mesure des rénovations de façades, etc. C’est toujours les mêmes qui devront dégager, ceux là-mêmes qui font déjà face à la misère, aux tribunaux, aux flics, aux matons, aux patrons, ceux-là même qu’on enverra se faire trouer à la première guerre venue contre une médaille de papier pendant que les autres promèneront leurs poussettes sur les quais de Seine sur le chemin du bureau de vote. Parce qu’ils aiment ça la mixité sociale, ça leur donne le sentiment d’être bons, de se mêler aux pauvres, d’effacer les différences, d’être tolérants, multiculturels et mignons tout plein. Mais ici, on est beaucoup à avoir compris que leur « mixité sociale » n’est qu’un euphémisme de la guerre aux pauvres menée à coups de flics et de fric dans les quartiers de la capitale. Il suffit de regarder ce qu’il se passe à la Goutte d’Or pour comprendre à quelle sauce nous nous faisons manger. Nous l’avons compris le jour où nous avons vu augmenter nos loyers, ce même jour où s’ouvraient leurs galeries et leurs boutiques de bobos, où leurs bars type Folies ou Les Triplettes se sont remplis des têtes à claque de hipsters qui tous les samedis soirs rentrent de Belleville dans leurs quartiers bourges, « parce que l’ambiance est sympa, mais l’insécurité c’est trop l’angoisse, tu vois ? ».
Mais qu’on ne se leurre pas. Ce constat amer ne se situe nullement dans la lignée des quelques pleureuses qui, il y a quelques mois, collaient sur tous les murs leur pétition « À qui vend-on Belleville ? » Que voulaient-ils sauver au juste avec leur pétition et réunions publiques ? La métallerie Gresillon, spécialiste des grilles et clôtures, qui s’illustre par son travail pour les expulseurs de la SNCF, le musée de la Marine, l’Assemblée Nationale, la mairie des Balkany (ces merdes humaines), ou bien ces mêmes hôtels qui aujourd’hui voudraient la remplacer, ironie du sort.
Les deux plus grands constructeurs de prisons et de tribunaux, Bouygues et Vinci, sont en train de reconstruire et de réaménager la rue Ramponneau pour le compte de la Semaest, une officine des recordmans de l’expulsion de la mairie de Paris, cela ne leur met-il pas la puce à l’oreille ? N’y a-t-il que le sort de la « dernière métallerie de Paris » et de quelques ateliers d’artistes qui les intéresse ?
Concernant la petite problématique que posent ceux qui militent pour « sauver Belleville », une idée très simple nous vient : qu’ils cessent de provoquer ce dont ils se plaignent. Avec leurs petites ritournelles poujadistes (Poujade n’était il pas comme eux, un grand défenseur des petits commerçants et artisans?), avec leurs petits rêves sans ambitions de « démocratie locale » et autres naïveries qui ne sont que des alternatives à cette merde sociale. Nous, de notre part, on ne veut pas perdre de vue le tableau plus large, celui de la guerre pour la liberté qui se mène aux quatre coins du monde depuis la nuit des temps, par le seul moyen que ne peuvent contrôler les puissants : la révolte sans chef et l’insurrection.
Nous sommes las de leurs illusions, de leurs négociations, de leurs « petites victoires du quotidien », de leur citoyennisme benêt, de leur humanisme charitable et paternaliste, de leur Kulture de caserne, de leur mixité sociale et des autres histoires qu’ils se racontent pour pleurer moins fort la nuit.
A votre question affichée dans le quartier : « À qui vend-on Belleville ? », nous avons répondu, comme beaucoup d’autres, par : « A vous ! ». Vous préférez votre quartier entre vos mains d’artistes-electeurs-democrates-citoyens-de-gauche qu’entre les mains de quelques industriels lointains ? Mais nous ne voulons ni d’eux ni de vous, ni d’aucun autre paternalisme social.
Les choses sont pourtant tellement simples. Un vieil adage disait « un peu de bon sens, un peu d’essence ! ». La seule façon d’accommoder l’aménageur urbain est à coup de pied dans le cul. Et le jour où nous comprendrons cela sera le premier jour du reste de nos vies.
Dégageons les architectes, les constructeurs et les gestionnaires municipaux de notre servitude, plutôt que se compromettre à négocier avec nos expulseurs, nos enfermeurs et nos assassins. Nous aussi nous avons la capacité de réinventer le monde comme nous le voulons, en commençant d’abord par détruire celui-ci.