Quand j’étais petit, je me souviens, chaque chose nouvelle que je voyais, je le vivais comme une découverte incroyable, cette fleur d’un violet époustouflant, le comique dans la cour d’un pigeon à sa dulcinée, les visages si différents et si passionnants de tous les hommes et femmes de cette planète, la beauté d’un ciel orageux d’été, d’une chanson, les petits tours du magiciens… Au fur et à mesure que coulait le fleuve de mes années, je peinais de plus en plus à laisser la beauté ne pas être obscurcie par le reste du tableau qui compose ma condition, la condition de tous. Je ne pouvais plus rater la grisaille et les murs, les chaînes, les bottes et les bâtons.
Ce qui différencie l’« enfant » de l’« adulte », c’est la résignation, c’est l’incapacité à trouver la beauté là où elle se cache, c’est l’incapacité à prendre les risques nécessaires à tout bouleversement majeur, c’est la raison qui rappelle à la passion de calmer ses ardeurs, c’est l’esclavage infini qui reprend le dessus sur le désir de liberté, c’est l’adaptation, l’intégration, la fin, la mort.
Aujourd’hui, lorsque je vois fleurir les pâquerettes entre les barbelés d’un camp, je ne vois plus que le camp.
La lucidité est un fléau, elle vous permet de lire entre les lignes, d’apercevoir derrière chaque institution la fonction domesticatrice, derrière chaque cravate le prédateur, derrière tant d’individus le possible ennemi, d’identifier la source de mes malheurs, de mettre des mots et des noms dessus, de mourir un peu moins con mais toujours aussi perdant. Ce n’est pas elle qui me délivrera de l’oppression.
Avec tout ce que ce monde m’a enlevé, qu’il s’agisse de mon corps ou de mes sentiments, l’être qui domine en moi maintenant est un être de vengeance. Vengeance contre les profs qui m’ont forcé à m’incarcérer contre un bureau qui n’était pas le mien, contre les flics et les matons qui m’ont humiliés physiquement et psychologiquement dans leurs cellules poisseuses, contre les patrons qui m’ont pressé comme un citron, vengeance contre ce monde qui m’enlève toute possibilité d’aimer comme je le veux, de disposer de mon corps et de mon intégrité. Vengeance, pas de trêve, pas de reddition, pas d’armistice, pas d’amnistie, pas de pardon, la guerre. Saper, combattre, piller, haïr, détruire, tout niquer.
Mais cet autre monde que je porte en moi, que le mot anarchie tente difficilement de contenir dans une définition forcément trop réductrice – la liberté, mon individualité, la destruction de toutes les chaînes- telle est la plus haute expression de ma vengeance.
Vivre sera l’ultime vengeance contre la crétinerie.