Haïti, 12 janvier 2010. Un tremblement de terre ravage l’île des insurgés de 1804, soulevés contre la puissance coloniale française pour retomber ensuite sous la coupe de boucher du cru et de la tutelle nord-américaine. 230 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 million de réfugiés. Pendant que les médias du monde entier déversent leur pathos sur ces « pauvres noirs qui ne s’en sortiront décidément jamais », une armada aéroportée débarque en trombe, Marines en tête. Les religieux et les humanitaires de tous pays se partagent les charognes, les militaires contrôlent les points stratégiques (aéroport, hôtels, ambassades, ministères). Après quelques semaines, une fois les riches touristes et autres personnels des ambassades et de l’ONU tirés des décombres, on peut dresser des tentes pour les « sinistrés », chasser les « pillards » et ramener en cellule les 4200 prisonniers évadés.
Enfermer la population en camps, empêcher toute auto-organisation en dehors des institutions : c’est à cela que se résume la fameuse « aide » des États. Des camps partout. Pour les indésirables d’ici, sans-papiers ou adolescents rebelles, comme pour les réfugiés de partout.
Des camps en Haïti, bien sûr, mais aussi des uniformes sous l’égide de l’ONU pour éviter la révolte des crève-la-faim. Le 22 décembre 2006 par exemple, ces casques bleus sous commandement brésilien ont tiré depuis leur hélicoptère contre une manifestation dans le plus grand bidonville de Port-au-Prince, à Cité Soleil, faisant plus de 30 morts. En avril 2008, ils ont également participé à l’écrasement des émeutes suite à l’envolée des prix des denrées alimentaires de base, dont le doublement de celui du riz (5 morts, 200 blessés). Le 17 octobre dernier, ce sont les mêmes qui ont réprimé la mutinerie du Pénitencier national de Port-au-prince en abattant des évadés.
Haïti, novembre 2010. Comme de juste, rien n’a changé. La faim et les abris de fortune couvrent toujours l’horizon. Mais trêve de défaitisme, car un événement sans pareil est annoncé pour le 28 novembre prochain, un cyclone d’un nouveau genre : trente beaux millions de dollars, bientôt suivis par 24 000 « kits électoraux » (urnes et isoloirs), vont s’abattre sur les bidonvilles en ruine. Votez ! Votez ! Quelles sont donc ces plaintes mesquines qui crèvent vos estomacs alors que ce qui vous reste de gouvernement vous permet de déléguer votre misère à 11 sénateurs et 99 députés ? Comment osez-vous encore piller des convois humanitaires et manifester contre l’occupation militaire alors qu’ils vous offrent le suprême honneur de communier dans la joie du devoir accompli ?
Un cœur pur de tout ressentiment ne peut que se serrer à la vue de ces 13 000 flics et militaires qui patrouilleront dans les rues à partir du 13 novembre en vue d’assurer le bon déroulement de la farce. D’ailleurs, leurs manœuvres charitables n’ont-elles pas pris le doux nom d’ « Opération Bonjour » ? Ô Hommes de peu de foi démocratique, que l’étroitesse des camps dressés pour vous soulager aveugle ! Ô Hommes que les fusils pointés sur vous pour éviter quelque expropriation ou manifestation rageuse indisposent* ! Que d’ingratitude pour ces uniformes verts ou blancs qui se démènent pour vous empêcher de commettre une terrible bévue, celle de migrer en masse vers les contrées si peu hospitalières d’où ils débarquent !
Dans ce bout de terre où le Palais Présidentiel avait rejoint le quartier général de l’ONU en un même tas de décombres ; où tout état civil et autre bureaucratie policière avaient été en grande partie ensevelis au milieu des cadavres de petits fonctionnaires, le pouvoir a la bonté de vous confier une carte d’électeur en guise d’immatriculation, et vous lui feriez l’affront de la lui refuser ? Le taux de participation à la foire au pouvoir ne dépasserait pas les 11 % prévus ? Vous réserveriez à la peste électorale le même traitement que celui dont on vous a gratifiés jusqu’ici : le mépris ?
Mais la formation de magistrats et la fourniture de 110 véhicules de police par la France, vous croyez que ça coûte rien à l’Etat, peut-être ? Un petit effort pour sauver les apparences, ce serait déjà trop vous demander ? C’est sûr que quand on cherche une excuse, on en trouve toujours : après la peste électorale, voilà qu’on se plaindrait du choléra. Déjà 800 morts, et des dizaines de milliers de personnes touchées. En Haïti, les statistiques de la campagne pour un siège moisi de député s’entrecroisent, froides comme la mort, avec celles des moribonds.
Faire un tout petit effort, disions-nous ? Et voilà comment on est remercié : avant-hier à Kenscoff -30 km à l’est de la capitale-, c’était aussi le 11 novembre. Comme un peu partout, quoi. Mais là, sans plus aucun respect pour une date si chère aux assassins venus à leur rescousse, les habitants du quartier ont tenté d’incendier un commissariat, défoncé le 4×4 du commissaire, dressé des barricades enflammées et caillassé les patrouilles, au prétexte d’un énième abus policier.
Un effort ? Ce serait peut-être d’ouvrir les yeux et de voir qu’ici aussi le monde devient petit à petit un vaste camp quadrillé d’humanitaires (même s’ils se nomment citoyens) et d’uniformes (même s’ils se nomment vigiles), de bouffonneries électorales et de ruines : celles de l’illusion de pouvoir vivre en paix dans un monde de guerre, de pouvoir vivre libre dans un monde de fric et de flics.
Alors, qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu, en Haïti comme partout ?
P. Padetan, 13 novembre 2010
* Le 25 mai par exemple, les forces armées de l’ONU sont intervenues dans la faculté d’Ethnologie pour arrêter un étudiant qui « avait jeté des pierres contre une patrouille des casques bleus », provoquant une mini-émeute autour du campus (barricades, pneus enflammés et encore des pierres).